Se souvenir des disparus
Acte 1
Je n’ai aucune nostalgie d’aucun quartier d’aucune
ville où j’ai vécu, que j’y ai passé dix jours, dix mois, dix ans. Je n’ai pas
encore l’expérience d’avoir vécu dix siècles dans le même quartier, mais avec
de la patience j’y parviendrai peut-être. Pourtant certaine de ces vies furent
bien remplies, joyeuses, parfois heureuses, toujours agitées. De bons souvenirs
s’entremêlent et font la fête. Je dois l’avouer à mon grand étonnement, je me
souviens très bien de ce que j’y commettais et je ne me souviens pas du tout du
lieu de mes faits et gestes. Décors, scène, figurants, spectateurs, éclairages,
je ne me souviens de rien.
Les autres acteurs, complices ou adversaires, sont
bien là, présents et disposés à repartir pour de nouvelles aventures, mais il
faudra retrouver un théâtre.
L’idée me prend de passer dans la rue de mon enfance
sur les pentes d’Issy-les-Moulineaux, comme l’assassin revient sur le lieu du
crime. La maison avec jardin est devenue un blockhaus si laid que je n’ai même
pas envie de l’effacer de mon regard pour voir en transparence la façade façon
années vingt que mon grand-père avait eu tant de mal à obtenir du maçon,
briques grises en alternance avec des frises en briques rouges pour marquer les
étages, grand balcon sur pilotis dominant la terrasse.
Je remonte vers le Nord et je descends la Seine, me
voici à Clichy-la-Garenne où le studio de mes vingt-cinq ans ne fait plus
l’angle avec le boulevard tonitruant qui traverse la ville du fleuve au périph,
et le quincailler d’en bas a disparu. En réalité il n’y a plus d’angle à
l’adresse dont je me souviens et un immeuble de bureaux a tout avalé. C’est une
restauration rapide qui enfume son graillon, et à la place exacte des fenêtres du
sixième sans ascenseur que j’avais peintes en rouge oscille la passerelle
d’entretien des baies vitrée. C’est curieux, je me souviens du quincailler et
des petits bois peints. Il est vrai que le quincailler m’avait rendu quelques
précieux services et que les petits bois m’avaient donné du mal. Surtout qu’en
partant j’ai dû les repeindre à l’original.
Mais où donc était l’entrée de mon immeuble vétuste et
la rue qui débouchait là où tous les soirs je posais ma moto ? Y avait-il
seulement une rue adjacente ?
Mais pourquoi faudrait-il remonter si loin dans le
temps, aller chercher l’enfance ou les premiers âges d’homme ? Je vis dans
la même rue depuis quarante ans, ce qui au passage me donne une légère avance
pour atteindre les dix siècles annoncés. On en a construits, des immeubles
autour de chez moi. Certaines de ces fières façades de verre et de béton ont
été depuis démolies puis reconstruites, tout aussi fièrement en verre et en
béton, c’est sans doute ce qu’on nomme la croissance. Le paysage a changé, je
l’ai bien remarqué, on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes.
Et pourtant, la nostalgie peut aller se rhabiller, je ne sais plus du tout ce
qui était là quand je suis arrivé, puis ce qui est advenu et est reparti, et les
bâtiments qui me cernent désormais sont ceux entre lesquels j’ai le souvenir
d’avoir toujours vécu, depuis la nuit des temps.
Même le clochard qui me tend sa timbale en carton sous
la boîte jaune de la poste, même la série de restaurants turcs alignés sur le
boulevard adjacent, même la maison voisine récemment restaurée, qui ni les uns
ni les autres n’existaient il y a cinq ans, sont là tels quels depuis toujours,
faute de me souvenir ce qu’ils ont remplacé. Plus aucune trace, ni dans la rue
ni dans ma tête. Je n’en retire pas l’impression d’habiter un nouvel endroit,
non, c’est bien ma ruelle, mon quartier, mon carrefour hystérique le soir, mais
celui qui voudra faire remonter la mémoire des lieux ne pourra pas compter sur
moi.
Il en est ainsi depuis toujours. Parfois, lorsque je
marche dans une rue familière pour aller acheter mon pain, je devine un grand
trou entre deux immeubles avec grues et palissades. Le trottoir est alors
souvent condamné et il faut traverser pour passer. C’est agaçant. Mais ce qui l’est
bien davantage, c’est de ne plus savoir ce qu’il y avait à la place du trou la
semaine dernière.
Acte 2
Les petits métiers. Les
petits commerces. Evanouis, avec mes souvenirs. J’en ai croisés pourtant, il
n’y a pas si longtemps encore. Et bien sûr beaucoup dans mon enfance. On ne
sait pas alors qu’ils vont disparaître, l’idée nous aurait semblé absurde. Tout
le monde a besoin de son litre de lait, de sa viande hachée, de ses pommes de
terre nouvelles, et d’un couteau fraîchement aiguisé. De bien d’autres choses
encore, les mille nécessités du quotidien. Ils ne sont pas petits, ces métiers,
ces commerces, pourquoi dit-on petits ? On le dit depuis qu’ils
disparaissent, avalés par les temps qui changent et la finance en rut.
Alors les souvenirs aussi
ont été avalés. Je passe devant cette agence bancaire tout en vitres blindées
et distributeurs automatiques, sans personne derrière les comptoirs d’ailleurs
il n’y a pas de comptoir, une porte close avec un code, opaque, muette, sourde,
glaciale, je passe devant sans pouvoir revoir la crèmerie qu’il y avait là, à
l’angle du boulevard Gallieni et de l’avenue de Verdun, ouverte aux quatre
vents du carrefour et bruyante de clients sur fond de voitures piaffant au feu.
Bien sûr je peux
l’inventer, la grosse crémière, en faire un personnage historique, plaisanter
sur son beurre et l’argent de son beurre. Mais ce serait inventions et délires.
Elle était pourtant bien là, derrière ses présentoirs surchargés, à s’occuper
de tout le monde en même temps, au four et au moulin ce qui est un comble pour
une crémière, et elle me voyait avec mon pot à lait de l’autre côté du
carrefour, attendant que le feu passe au rouge pour traverser chaque rue
successivement.
Je me souviens de ceci
surtout : l’immense bassine de lait où elle plongeait sa mesure en
aluminium, un demi litre à chaque fois et il me fallait trois mesures.
Un kilo et demi, à la
louche, à rapporter à la maison. Retraverser les deux rues l’une après l’autre
– en calculant bien je réussissais sans m’arrêter à aligner les deux passages
au rouge le temps de traverser côté Verdun. Gallieni était plus difficile à
négocier en premier. Je détestais attendre avec le chargement qui me tirait par
le bras. Je le déteste encore aujourd’hui, ordinateur, sac de courses, dossier
confidentiel. Et je sentais le regard de la crémière sur ma nuque qui en même
temps servait trois autres clients et encaissait le quatrième.
Que reste-t-il de tout
cela ? Une odeur de présure, et une sorte de crainte diffuse de ne pas
être à la hauteur de la mission dans cet antre tonitruant de ce qu’on a appelé,
avant qu’ils disparaissent, les B.O.F. Beurre-Œufs-Fromages. Je ne suis même pas
certain qu’elle était grosse, la crémière.
* * *
Dans les mêmes parages, il
y avait d’autres commerces qui ont disparu, remplacés eux aussi par des pas de
porte sans âme, des digicodes, des murs aveugles. L’un d’entre eux s’appelait
« les délices de Verdun ». On m’a enseigné bien des choses depuis, si
bien qu’aujourd’hui je me demande en me souvenant de ce nom comment on a pu
appeler un magasin « les délices de Verdun ».
Certes, il vendait des
bonbons, La Pie qui Chante et Pierrot Gourmand, des pâtes de fruit, des sucres
d’orge, et toutes sortes de tentations à multiplier les caries infantiles et
adolescentes, et ces délices étaient situés sur l’avenue de Verdun. Ces bonnes raisons
en sont de mauvaises et il aurait pu éviter, le monsieur à moustaches que je
n’ai jamais vu qu’à travers la vitrine pour cause d’interdiction maternelle
d’entrer, de pratiquer à ce point l’oxymore.
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