mercredi 1 avril 2020

Le mathématicien et le dé à coudre


L’avantage d’écrire des histoires est qu’on y croise des personnages qu’on n’aurait jamais dû croiser dans la vraie vie, dans ce qu’on nomme étourdiment la vraie vie. Comme s’il y avait une vraie vie et une fausse vie. Il y a la vie et rien d’autre. Prenons un exemple : je croise sur le pont Alexandre III un chinois faisant un selfie avec sa belle dans ce que tu nommes ma vraie vie. Bien malin qui m’aurait dit au tournant des années soixante-dix en pleine révolution culturelle que je croiserais un chinois faisant selfie avec sa belle sur le pont Alexandre III, tu te rends compte, en pleine révolution culturelle, que même moi je ne connaissais pas le selfie alors les chinois tu penses !

Et pourtant je l’ai bien croisé pas plus tard que ce matin sur le pont Alexandre III, et il n’avait pas quarante ans, à peine nourrisson quand je n’étais que jeune blanc-bec.

Oublions le chinois. Ce n’est pas du tout d’un chinois que je veux parler et toute cette introduction n’est là que pour faire connaissance. En cette année que la décennie s’achève, je vais vous raconter une histoire vraie de ma vraie vie où l’on va rencontrer Cédric Villani, un dé à coudre et une station-service d’autoroute. Il ne fallait pas ricaner sur ma fausse vie, c’est la vraie qui se venge. Dans quarante ans plus personne ne saura de quoi je parle, mais au moins j’en aurai parlé. Alors voici.

La fatigue se faisait sentir. Il était deux heures du matin et l’autoroute déserte n’en finissait pas de ne pas finir. A croire qu’on la prolongeait au fur et à mesure où j’avalais les kilomètres. Dans ces cas-là, je le savais depuis longtemps, il vaut mieux s’arrêter et perdre son temps dans ces lieux sans âme que sont les stations-services d’autoroute, et d’ailleurs ce n’est pas vrai surtout aux heures tardives du fin fond de novembre, elles ont une âme et j’aime le néon blafard qui les baigne.

La voici, toute clignotante mais pas tant que moi. Je traverse son parking un peu vite et je m’arrête sur les épis déserts juste devant le magasin en heurtant légèrement le trottoir. J’ai les réglages de conduite brumeux. Désert, sauf une grosse berline noire avec un homme adossé à la portière côté conducteur, qui fume une cigarette. Un chauffeur de maître sans doute ai-je dû penser machinalement malgré son air contrit. Car l’homme avait un air contrit, je l’avais noté en passant. Je te jure, il avait un air contrit derrière sa dégaine de garde du corps mal dégrossi.

A peine avais-je eu le temps de mettre ces idées là au clair dans ma tête en vrac que, des portes coulissantes, furibard et cheveux au vent sort un godelureau agité que je reconnus aussitôt, impossible de poser un nom sur lui mais je ne connais que lui, mathématicien devant l’éternel devenu député devant nous autres, et qui visiblement était véhiculé par la princesse avec mes impôts. Je n’ai pas écouté et je n’ai pas tout entendu de leur conversation, du chauffeur et du marcheur, mais il en ressortait que finalement ils n’avaient pas assez puisé dans la caisse : ils étaient simultanément en panne d’essence et en panne d’argent, sans carte de paiement ni batterie de téléphone. Une sorte de cataclysme d’accumulation comme seuls savent en inventer des mathématiciens. Le pompiste qui était une dame ne faisait pas crédit.

Que fait un gouvernant qui se retrouve sans argent ? Il se tourne derechef vers le gouverné pour lui demander une rallonge, un complément, une taxe, et il appelle cela un effort de solidarité. Le voici qui s’approche et je m’inquiète : il va m’être difficile de le contrer par des calculs ou des formules. Et bingo, il me demande de lui offrir le plein d’essence avec la promesse d’un remboursement dès que possible. J’avoue que je n’avais pas envie de lui faire ce plaisir bien qu’il me soit plutôt sympathique au milieu de sa bande de collègues si sûrs de leur Vérité. Rien de personnel donc, mais c’était une question de principe républicain, n’ayons pas peur des mots.

Comme prévu, il fut difficile de résister au flot d’arguments qu’il me déversait. Il fallait faire une concession, ne serait-ce que symbolique. Je suis entré dans le magasin et j’ai fait l’emplette d’un nécessaire à couture de voyage, j’avais perdu deux boutons de la capuche de ma parka. Je sais coudre un bouton, quand même, pour qui me prends-tu ? Et, royal plutôt que républicain, je lui ai offert le plein d’essence dans le dé dont je ne me sers pas.

Septembre 2018 - Avril 2019

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