jeudi 16 novembre 2023

Chaussures à son pied

Il déteste acheter des chaussures.

On a inventé toutes sortes de mots savants pour désigner les détestations innombrables dont les humains sont capables. Le suffixe en est généralement phobie, et le préfixe un mot lui aussi pris aux grecs de ce temps-là désignant l’objet de la phobie : il doit bien exister un mot grec désignant l’achat de chaussures, ou au moins de sandales, il ne se souvient plus si la chaussure existait déjà. Il s’est souvent posé cette question du mot désignant sa phobie sans jamais avoir de réponse. Il en aurait peut-être été guéri.

Passer devant une vitrine relève de l’exploit, entrer chez un cordonnier de la mission impossible. Il en a pourtant une bonne collection, chaussures portées depuis des lustres, alors justement pourquoi le traîner chez André ou chez Jordan’s quand celles qu’il possède sont si bien patinées qu’elles valent toutes les pantoufles de Charente-Maritime, que ce soit pour déambuler chez lui, descendre en ville, parcourir la forêt, gravir l’Everest.

Sa maladie est ancienne. Un archéologue du cerveau devrait remonter jusqu’à l’âge de quatre ans, quand, affublé de godillots mal lacés par la monitrice il avait perdu le groupe derrière la dune landaise pour avoir trop rêvassé dans un blockhaus à moitié basculé. Les grolles à la main, ses pieds étaient sortis tous seuls une fois les lacets sans doute ensevelis dans le sable, en tout cas introuvables s’il avait cru bon de les chercher, pieds nus donc, il avait repris son errance rêveuse et forestière, l’esprit tranquille sans la moindre pensée pour les responsables de la colo enfantine qu’on devine paniqués.

Ce fut à ce moment-là qu’il fut traumatisé. Comment ne pas oublier, comment ne pas enfouir dans son inconscient la violence des hurlements des retrouvailles, vacarme incompréhensible il était si bien dans sa forêt et dans sa rêverie. Et le cheminement mystérieux de sa logique implacable fit qu’à partir de cet été-là, il n’a plus jamais toléré des chaussures sans lacets : mocassins, boucles, scratchs, et il n’a jamais aimé qu’on lui achetât des chaussures, même ses parents, surtout eux, qui devaient bien pourtant suivre sa croissance, il est usuel que les pointures à quatre ans et à dix-huit ne sont pas exactement les mêmes.

Ses copines ensuite, pleines de sollicitudes pour ce grand dadais mal dégrossi, comme toutes les copines de l’époque du patriarcat, aimaient jouer à la poupée avec leur homme, et couraient les boutiques, pour l’améliorer disaient-elles, il serait malséant d’énumérer les marques et les franchises, des plus ordinaires aux plus chics. Il en piétinait de contrariété et quelques ruptures s’ensuivirent sur lesquelles l’entourage s’interroge encore. L’époque a changé et désormais ce sont les copines qui se plaignent d’avoir été contraintes de se percher sur des stilettos sous la pression masculine. Il ne se souvient pas d’avoir une seule fois exercé la moindre pression, et il écoute effaré leurs lamentations, lui qui n’a toujours aimé que des filles à côté de leurs pompes.

Aujourd’hui bien vieux, il a un peu oublié ces temps de lutte. Il sait qu’il a assez de paires pour tenir jusqu’à la fin de ses jours dans le plus grand confort de chaussures à son pied, dont les mauvaises langues et les précieux dandys disent qu’elles sont défraîchies, râpées, ternes, démodées.

Pourtant, il ne passe pas inaperçu quand il sort faire ses courses. Il n’est pas besoin d’avoir un œil de lynx pour reconnaître sa dégaine, démarche coulée et féline de qui est bien dans ses baskets même lorsqu’il n’en porte pas, son port juste assez avachi pour échapper à la raideur de l’endimanché, son chapeau mou aussi mou que le cuir habillant ses pieds,  et sa tenue que les gens sérieux nomment casual, mot dont le sens exact lui a toujours échappé.

Alors pourquoi diable aurait-il fallu qu’il en achetât, des godasses ?


 

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