jeudi 16 mai 2024

De la beauté du monde

 

La beauté n’existe pas. Voilà, c’est écrit et je n’y reviendrai pas.

Mon contradicteur intime se rebiffe : ainsi, tu ne fais pas la différence entre un truc moche et un truc pas moche, entre la Vénus de Milo et une crotte de chien ; tout se vaut donc rien ne vaut plus rien, et je n’aime pas ce regard que tu portes sur le monde. Mon intime contradicteur est fâché dirait-on.

Je vois bien que je l’agace, alors je biaise : la beauté est partout et le moche n’existe pas, donc la beauté non plus. La manœuvre est piteuse, il me faut un exemple. Le voici.

Nous sommes dans ce désert que j’ai si souvent traversé autrefois : des cailloux noirâtres à perte de vue, un horizon qui tremble dans la chaleur, de vagues monticules ici et là évoquant les terrils mais qu’aucun humain n’a entassé, juste une roche un peu plus dure ou un tourbillon d’air naturel à cet endroit précis, et une patience de quelques millions d’années.

J’y suis passé sans rien voir, dans ce désert, trop souvent préoccupé de quelque urgence, d’une voiture incertaine, d’une piste instable ; parfois fatigué du soleil écrasant, de cette odeur âcre de poussière que laissent longtemps après leur passage les camions sur la piste les jours sans vent. Paysage minéral sous ciel de plomb, grands espaces plus fermés qu’une prison, vie absente où pourtant je devais vivre chaque jour, des mois durant, chercher, arpenter, creuser, prospecter, le nez dans cette poussière et les pieds dans ces cailloux.

Tu vois bien que le moche existe ! Tu viens de le raconter, tu l’as rencontré.

N’allons pas plus vite que la musique, et soyons précis. Ce n’est pas le moche que j’ai rencontré, et tu peux dire à Platon d’aller se faire voir chez lui-même avec son idée de Beau et son idée de Laid, car au fond c’est bien de cela qu’il s’agit.

Je t’ai demandé de m’accompagner ici pour regarder avec moi ces souvenirs qui m’encombrent l’esprit, pour observer comment le cañon, au début simple ride sur la plaine, s’enfonce dans les profondeurs des roches sombres et brunes pour devenir un précipice mortel, pour revoir ce point d’eau inattendu dans le virage de la piste où viennent s’abreuver renards et gazelles indifférentes au catxcat qui oscille et à l’éolienne qui grince, pour parcourir les restes du petit campement encore visibles après tant d’années où j’élaborais des abaques hypothétiques où pouvaient se cacher du cuivre, du souffre, de l’uranium et, pourquoi pas, de l’eau salée, revoir aujourd’hui ce que je n’avais pas vu  autrefois.

Non, au fond, ce désert ne m’encombre pas de souvenirs, en réalité il m’accompagne secrètement, il m’a accompagné toute ma vie à travers toutes sortes d’autres déserts où je ne cherchais rien de plus que l’odeur du vent et le bruit de la lumière, où je ne cherchais que ce désert originel. En parcourant ainsi ces mondes desséchés, j’ai vu des splendeurs, j’en ai été ébloui, saisi, transporté, au milieu de couchers de soleils cosmiques et de rêveries épiques. Mais tu dois le savoir maintenant, rien de cela ne m’aurait à ce point captivé dans ces voyages si je n’avais commencé par ce bout de plateau rocailleux et poussiéreux. Alors je ne vais pas te dire si cet endroit est beau maintenant que nous y sommes arrivés, ni s’il était beau à l’époque où j’y ai vécu car je vois bien qu’il y a eu des changements. Mais y-a-t’il eu vraiment des changements, ou bien n’avais-je pas su voir ce qu’aujourd’hui nous voyons, ces dunes au loin qui n’étaient pas dans ma mémoire ou ces plantes grasses admirables aussi vieilles que les cristaux qui les entourent ?

J’ai vécu là, il y a longtemps, en n’y voyant que ce qu’on m’avait demandé d’y chercher ; mais le bonheur de ce lieu a su m’infiltrer bien mieux que je n’ai réussi à en dépiauter la géologie, il s’est vengé de mon aveuglement professionnel et c’est ainsi qu’il est devenu beau en moi.


 

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