lundi 27 mai 2024

BOUTEILLES à la MER

 

Je ne comprends pas. Le rédacteur en chef a refusé de publier mon article. J’y avais pourtant mis toute mon énergie. Je n’aime pas mon rédacteur en chef.

Il ne se passe jamais rien à Saint-P.-les Bains, petite station de bord de mer située au bord de la mer. Déjà le pléonasme, c’est dire à quel point il ne s’y passe rien. Les vacanciers s’entassent pendant les vacances ce qui ne les dérangent pas de leurs habitudes hivernales, et après six semaines de coude à coude et d’embouteillages, tout le monde s’en va, les restaurants ferment et les boutiques de fringues et les superettes, et la pluie se met à tomber jusqu’au 10 juillet suivant.

Tu comprends donc, cher lecteur, que tu ne vas pas tarder à tourner la page de ton journal préféré pour trouver des reportages plus vivants. Avant ce geste fatal, et pour ne pas renoncer à ma pige sans combattre, je vais passer à la gendarmerie du coin, ils auront peut-être des histoires à me raconter, des histoires de gendarmes.

Le minuscule bâtiment entouré d’une clôture sécurisée est blotti à la sortie de la route principale, avec une place de stationnement juste devant pour le rare plaignant qui viendrait se plaindre. Saint-Pléonasme les Bains, priez pour moi. Le portail s’ouvre automatiquement, l’allée de graviers crisse, et j’entre dans les bureaux. Une gendarmette tout esseulée se tient derrière un comptoir bien astiqué. « Quel méfait vous amène ? » s’inquiète-t-elle. Elle n’a pas l’air inquiète, en réalité, plutôt contente qu’enfin un client passe.

-       « Bonjour Madame.

-       Sergente !

-       Bonjour Sergente. Je suis journaliste, pigiste pour tout avouer, ici c’est bien l’endroit où l’on avoue, non ?

-       Continuez.

-       Je viens me documenter sur les derniers évènements qui ont mobilisé votre équipe, afin d’en faire un article un peu plus original que de parler de la chaleur et du monde sur la plage. »

A ces mots, elle me regarde et soudain ses yeux brillent. « Monsieur, vous tombez à pic, j’ai une affaire à vous soumettre. Mais ne restons pas ici, mes collègues ne veulent pas en entendre parler et ils se moquent de moi ». Je ne vois aucun collègue dans la gendarmerie, mais elle tient à m’amener dans un petit bureau étriqué où elle a été reléguée. Bien assez pour une gendarmette, semble penser le bureau lui-même car l’architecte était un homme.

Elle me fait asseoir et s’installe à sa place. Et elle commence son récit.

« Tenue à l’écart de toutes les activités de la brigade, qui n’avait jamais accepté une femme dans leurs effectifs, j’ai pris l’habitude d’entretenir mes capacités militaires en courant le long de la mer une ou deux fois par semaine après la journée de travail, si on peut appeler travail mes heures interminables derrière le comptoir où vous m’avez trouvée, pendant que ces messieurs font des rondes. Le contenu de ces rondes étant secret-défense, je ne vous en soufflerai mot mais ils ont l’air de bien s’amuser.

« Le chemin des douaniers est escarpé et mal entretenu, rapport à la nette diminution de la contrebande par ici. La contrebande de fraises tagada qui sévissait n’a plus cours, la drogue et la fausse monnaie prennent d’autres chemins. Mais la difficulté du trajet n’en est que plus stimulante et peu à peu je monte dans les échelons du parcours du combattant et de la combattante. Le seul passage facile est la plage, qui relie le chemin d’une falaise à l’autre de chaque côté de la baie. J’en profite pour souffler et regarder autour de moi, du moins lorsque la visibilité est bonne. C’est plus compliqué hors saison, les projecteurs de plage sont éteints et les nuit sans lune font nuit noire, sans la moindre obscure clarté.

« Du coup (on peut dire « du coup », là, non ?), j’améliore aussi mes capacités de vision nocturne et bientôt je sais que ces messieurs ne pourront plus se passer de moi, ils ont peur du noir. C’est ainsi que, par une de ces nuits sans lune, j’ai vu sur la plage une ombre traîner le long du petit liseré d’écume que laisse la mer après chaque rouleau. L’ombre se déplaçait lentement et je l’ai observée un moment, oubliant mes douaniers ; elle est allée jusqu’aux premiers rochers avant la falaise, a fait demi-tour, puis elle est revenue jusqu’aux premiers rochers de la falaise en face.

« Elle a brièvement disparue en route, pour réapparaître. Elle s’était baissée pour ramasser quelque chose. Elle a continué son manège, deux fois encore, puis elle a disparu vraiment. Je l’ai entrevue qui remontait la rue déserte et mal éclairée qui menait au centre-ville. Sentant le froid tomber, j’ai repris mon exercice et j’ai oublié l’incident.

« La nouvelle lune suivante, j’ai revu l’ombre. A croire qu’elle ne sortait que tous feux éteints. Trois allers-retours, j’ai compté, et deux ramassages. C’est là que j’ai demandé à l’adjudant de bien vouloir me faire enquêter sur ce mystère. Aurions nous affaire à une nouvelle forme de contrebande ou de trafic ? Il a rigolé, il a pris à témoin tous ses collègues et vous le savez comme moi, quand un gendarme rit dans la gendarmerie, tous les gendarmes rient dans la gendarmerie.

« J’allais devoir me débrouiller seule, J’ai continué mes exercices en surveillant la plage à chaque passage. Jamais je ne l’ai revue, cette ombre, en dehors des nouvelles lunes. J’ai fait mes statistiques pendant six mois dont deux de pleine saison, pendant laquelle il fallait passer après le départ des derniers fêtards. On aurait cru que l’ombre et moi nous nous étions donné le mot : trois heures du matin était notre heure dans cette période, contre round midnignt le reste de l’année. Elle ne m’a pourtant jamais remarquée.

« Les mêmes gloussements ayant accueilli mon rapport préliminaire, j’ai décidé de procéder à un flagrant délit, sans être sûre que ce soit délictueux. Mais le moyen de le savoir, sinon ? J’ai organisé l’opération avec moi-même, renoncé ce soir-là de nouvelle lune à mon parcours douanier, repéré un point caché de guet, et pris position après avoir bien vérifié mon arme de service, on ne sait jamais et je suis bonne tireuse.

« L’ombre est arrivée à l’heure habituelle et a commencé ses va-et-vient. Mes jumelles nocturnes ont révélé un homme plutôt âgé, jambes et pieds nus pour mieux effleurer les vagues. J’avais bien choisi ma lune, il a récolté trois objets en un seul trajet. Les autres ont été inutiles mais il les a accomplis consciencieusement comme à chaque lune. Il a pris la direction de la ville et j’ai pu l’intercepter sans mal quand il remettait son pantalon et ses sandales.

« Il m’a regardé ahuri. Puis mécontent. Depuis quand est-il interdit de marcher sur la plage la nuit, a-t-il murmuré entre ses dents. J’avais préparé mon interpellation, sachant qu’il commencerait par cette objection de bon sens.

-       Monsieur, veuillez me montrer le contenu de votre sac.

-       Je n’ai pas à le faire.

-       Vous êtes sur le chemin des douaniers et je suis en droit de vérifier ce que vous avez ramassé.

-       Je ramasse ce que je veux.

-       Non monsieur. Vous savez que certains dépôts doivent être laissés sur place et je dois vérifier que vous n’êtes pas en train d’en emporter illégalement.

-       Je n’emporte rien d’illégal, madame.

-       Sergente.

-       Rien d’illégal, sergente.

-       Dans ce cas, vous n’avez rien à craindre. Ouvrez ce sac.

-       C’est personnel et confidentiel.

-       Ne vous moquez pas de moi. Rien sur la plage ramassé ne peut être personnel et confidentiel.

-       C’est pourtant bien le cas. Alors ne me faites pas trahir un serment qui m’engage depuis plusieurs années.

« Je dois vous dire que cette remarque m’a perturbée. Des années ? Un serment ? Personnel et confidentiel ? Il fallait bien pousser l’enquête plus avant, trop avait été dit mais pas assez pour m’éclairer, sans parler des joyeux collègues morts de rire. Forçant ma nature, j’ai donc élevé la voix et agité les menottes qui cliquetaient à mon ceinturon. « Suivez-moi gentiment, ou j’appelle des renforts, ils sont en ronde dans le coin ». Sans doute ivres-morts dans quelque bar du patelin, mais il ne pouvait le savoir. Alors il m’a suivie jusqu’à ce bureau en maugréant.

« Il a ouvert son sac et en a sorti les trois bouteilles qu’il avait ramassées. Des bouteilles, oui, bien scellées pour protéger un contenu que je n’ai pas identifié tout de suite : une feuille de papier quadrillé sans doute détachée d’un carnet à spirale, couverte d’une écriture crayonnée bien serrée, avec ratures et traces de gomme. Un gros numéro dans le coin haut à gauche, dans le cas respectivement 98, 103 et 82, dans l’ordre où j’ai ouvert les bouteilles.

« Il a protesté de me voir les ouvrir. Mais je devais bien vérifier, voir de près, sentir une odeur suspecte, toucher le matériau. Il y a tant de façons de dissimuler les produits. J’ai donc lu, des textes alambiqués de prétention philosophique, sans rapport les uns avec les autres, mais au moins, rien de suspect, rien d’interdit, rien de délictueux. J’en étais pour mes frais. De méchante humeur, je l’ai donc soumis à un interrogatoire détaillé. Nous y avons passé la nuit, et terminé juste à temps avant le retour de mes collègues.

« Sans vous retranscrire notre face à face, en voici le résumé : depuis plusieurs années, il trouve sur diverses plages du continent, et sur celle-ci depuis six mois, des bouteilles contenant une page de carnet numérotée, parfois plusieurs pages. Il en a aujourd’hui une bonne centaine, mais il n’a pas encore tous les numéros qui se suivent. Alors il ne les publie qu’une fois toute une séquence complétée, une période comme il dit. Il ne sait pas qui les écrit ni d’où viennent ces bouteilles, mais il a la conviction qu’il s’agit d’une œuvre unique. Son serment, il ne l’a fait qu’à lui-même : ne jamais renoncer à ces publications, ni a la traque des feuillets. Par une étrange intuition qu’il a été incapable de me décrire, il sait à quelle plage chercher, et il sait que les bouteilles n’apparaissent qu’à la nouvelle lune.

« Voilà. Il m’a même invitée à visiter sa cave, où toutes les fiches sont entreposées et classées, empalée sur des tiges pointues comme les tickets de caisse d’autrefois. Il m’a dit que j’aurai le droit de tout lire si je lui promettais de n’en parler à personne. Je le lui ai promis et je l’ai laissé partir. Mais je n’ai rien lu. Le mois suivant, je ne l’ai pas vu à la nouvelle lune et j’ai vite su qu’il avait déménagé. Son bailleur m’a confié qu’il était parti pour une station balnéaire de la mer Baltique.

« Voilà pourquoi je ne tiens pas ma promesse de silence : je n’ai rien lu, je ne sais pas de quoi il s’agit, je ne connais pas l’auteur de ce travail, et bien entendu, j’ai arrêté l’enquête sans le dire à mes collègues. Je reste désormais derrière mon comptoir d’accueil, attendant enfin l’affaire du siècle qui me fera revivre ».

Ma gendarmette se tait. Je tiens mon article. Je ne sais pas ce qu’il vaut, mais dans ce trou, que pourrait-il d’autre se passer de plus palpitant ?

Saint-Pléonasme les Bains, le 10 octobre 2023

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