lundi 17 juin 2024

LES TROIS INVENTEURS ET LES TROIS INVENTIONS

         Il ne faut jamais croire ce que je raconte. J’aimerais tant que mes histoires soient vraies que j’y crois, moi qui pourtant ne crois à rien. Mais je vous déconseille de m’imiter. Alors voici comment j’invente les inventeurs d'inventions qui ont été bel et bien inventées, mais par d’autres inventeurs dont je n’ai pas besoin de conter l’invention. Alors que l’on croit mes mensonges, et je continuerai de mentir.

1.            Le premier inventeur et la première invention

Le jacuzzi.

Décidément la communication, comme ils disent dans les hautes sphères de la pensée, ne recule devant aucun obstacle pour attirer le chaland si tout va bien, ou le pigeon le reste du temps. Tout le monde sait, on nous l’a tant seriné, que la lente et inexorable montée du chômage dans les années septante était attribuée à l’inefficacité française, abondamment comparée certes à l’Allemagne voisine et si travailleuse, mais surtout au lointain et conquérant Japon.

Nous avions pourtant inventé un bel appareil, en partie copié sur les scandinaves mais dont le nom était encore plus imprononçable que ceux d’un meuble à monter soi-même venu de ces pays-là. On dira que nous n’étions pas inventeurs, que les italo-américains étaient passés avant nous, et qu’ils faisaient déjà florès à travers le monde. On dira ce qu’on voudra et moi je raconte l’histoire que je veux.

Une pompe faisait circuler de l’eau dans la baignoire par petits jets répartis agrémentés de bulles soufflées par un compresseur. L’ensemble nous faisait planer pendant une heure ou deux dans la salle de bain, on en sortait tout gaillard bien après l’arrivée des invités pour le dîner qu’on avait oublié entre temps. Nous lui avons cherché un nom bien français, ce qui était une erreur commerciale majuscule alors que la fabrication se faisait dans le département du Rhône-et-Garonne ; anglophone ou exotique oui, mais français, quelle idée ! Les créatifs de service en rient encore de nos tentatives, la baignoire à bulle, la bulleuse du soir, la bulle coincée, le chatouillis des familles, le repos du guerrier …

Notre ami Jacques usé par des nuits de recherche finit par proposer Jacuzzi. Un mot d’apparence japonaise pour les uns, disait-il, italien pour les autres, exotique en tout cas, et qui échappait à l’omniprésence américaine. Que ce soit précisément le nom qu’avait donné les américains Jacuzzi à leur imitation de notre invention quoique antérieure nous avait échappé, mais les yakuzas japonais ne nous l’ont jamais pardonné.

2.            Le deuxième inventeur et la deuxième invention

Le cardigan.

C’est dans la ville de Cardigan dont je ne ferai à personne l’injure de dire où elle se trouve qu’une mésaventure est arrivée à Miss Marple, célèbre pour de toutes autres raisons. Elle venait de finir de tricoter un pull-over de grande beauté en pure laine des moutons du coin réputés dans le monde entier pour, justement, leur laine, tout en écoutant bavarder le groupe réuni dans le salon principal de l’austère demeure où l’habituel crime avait été commis.

Elle n’avait perdu aucun centimètre de la précieuse laine ni aucune syllabe des paroles échangées. Elle sut dès la dernière maille stoppée qui était l’assassin. Trop concentrée sur son ouvrage elle oublia de maîtriser son regard d’ordinaire dissimulé derrières sa mauvaise vue et l’assassin comprit qu’elle avait compris.

La scène fut foudroyante : il saisit la hache d’une armure décorative comme il s’en trouve toujours dans ces endroits-là à ces moments-là, et en asséna un coup radical destiné à obtenir deux miss Marple pour le prix d’une, une à gauche et une à droite. Très digne et très raide, notre héroïne s’était légèrement reculée et le pull-over faussant la perspective, il fut seul tranché net sur le devant.

Moyennant boutons et boutonnières, on l’appela désormais cardigan, marque déposée, et c’est pourquoi Agatha Christie ne put donner ce titre à ce roman-là.

3.            Le troisième inventeur et la troisième invention.

La bakélite.

L’idée le travaillait depuis longtemps. Depuis son enfance lorsqu’il partait en longues promenades à travers la forêt des Landes où ses parents réfugiaient leurs vacances, Edouard Bakel jouait à poser ses mains sur les blessures des pins d’où s’écoulait l’odorante résine. Il ne bougeait plus, il aimait sentir l’épaisse sève lentement durcir autour de ses doigts, transformant peu à peu sa main en sculpture. Il s’efforçait de lui donner une forme initiale et tentait de la maintenir pendant tout le processus, afin d’obtenir d’improbables expressions nouvelles figées, que sa mère furieuse mettait ensuite des heures à détruire et à nettoyer, non sans arracher ici ou là un peu de peau.

Il recommençait le lendemain.

Devenu grand, il ne joua plus avec ses mains, jeux de vilains lui disait-on, mais avec des cornues, des alambics, des éprouvettes, des réacteurs, des chaudrons, toutes sortes d’ustensiles aux allures menaçantes, pour obliger la matière à lui obéir, à se former à sa fantaisie à lui, à prendre la place qui l’attendait. Un jour qu’il expliquait à un grand industriel l’avenir de ce matériau insolite afin d’obtenir le financement final qui devait lui permettre d’aboutir, emporté par son élan, sa passion, son discours, ses grands gestes, il cassa le grand vase Ming qui trônait au centre de la table.

Consterné, l’industriel lui proposa ce marché : ou bien Edouard le remboursait du vase à hauteur de la somme nécessaire à s’en procurer un similaire, soit le refaire avec son produit magique. Entre s’endetter pour le restant de ses jours ou trouver un débouché à son idée le choix fut vite fait. Il se lança dans la fabrication d’un vase en résine, et, poussé dans ses derniers retranchements par cette nécessité nouvelle, il trouva enfin le dosage parfait.

Bien sûr le résultat était noir. Mais sans conteste, il était, exactement comme le vase Ming, fragile. L’industriel, tout content, signa l’inventeur Bakel de ce qu’il appela aussitôt la bakélite ; puis il posa le nouveau vase aussi noir à reflets qu’un Soulage sur la table du salon, si allégrement qu’il le cassa.

Quoi ? Il n’y a pas de résine de pin dans la bakélite et monsieur Edouard Bakel n’a jamais vécu ? Il y a toujours des gens pour me gâcher la fête.

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