vendredi 7 juin 2024

La vengeance de Mado

 

 

Il y a quelque temps de cela, par une de ces journées de canicule dont le réchauffement climatique a le secret, je déambulais ma transpiration dans les rues de Pézenas. Dans ces régions habituées aux chaleurs, les anciens savaient s’en protéger et construisaient des villes sans ligne droite en soignant l’étroitesse des rues, autant par nécessité militaire que pour les bienfaits thermiques. Les ruelles sont un enfer pour les conducteurs de catxcat mais une bénédiction pour le flâneur, il y a toujours une ombre encore fraîche, une table et une chaise pour se désaltérer, café frappé ou Campari.

J’étais là, à rêvasser devant les anges musiciens, quand une dame s’est assise à ma table sans prévenir, tirant une chaise restée vide de la table voisine. Je n’aime pas être coupé dans mes rêves par lesquels ce jour-là j’aurais pu sauver le monde ; je n’ai pas été accueillant et comme elle ne disait rien je suis resté muet. Je n’allais pas donner une permission qu’on ne m’avait pas demandée.

« Vous êtes quand même bizarres » dit-elle soudain après un bon moment de chiens de faïence. Elle parlait clair en me regardant droit, avec un je ne sais quoi d’accent réfréné, mélange d’occitan local et de québécois de Gaspésie. Interpelé, il fallut bien que je la regardasse (l’atmosphère était propice au subjonctif des siècles passés). J’avais fini mon campari et je ne pouvais plus feindre de contempler le dernier glaçon et le reste de pelure d’orange qui stagnaient.

Je ne lui donnais pas d’âge et pourquoi faudrait-il que nous donnassions un âge aux dames que nous ne donnons jamais aux messieurs ? Un regard dur à première vue, plutôt volontaire, de grande énergie, de grande résilience, sans doute après avoir traversé des épreuves. J’ai soudain soupçonné qu’elle était actrice de théâtre, à l’ancienne par cette articulation de mots si nette, à entendre toutes les lettres même à voix basse. Je ne répondis donc pas à sa remarque qui peut-être ne s’adressait pas à moi en personne, et il fallait la provoquer sans trop m’avancer sur ce champ de bataille inconnu.

« Comédie Française ? » dis-je. Effet réussi, elle resta un instant bouche bée.

- Comment savez-vous ? ». A vrai dire, je ne savais rien mais il fallait tenir la rampe.

- Sociétaire ou pensionnaire ? » ai-je répondu pour faire le malin.

- Rien de cela, et je vois bien que vous ne savez rien ». En bonne combattante, elle avait repris le dessus. « Je peux vous dire que sans moi, c’est toute l’histoire de cet illustre théâtre qu’il faudrait effacer des grimoires ».

A mon tour de rester coi. Alors elle parla. « Pourquoi croyez-vous que je sois ici, à Pézenas plutôt que Caracas ou ailleurs ? On fait tout un plat de ce Molière à Pézenas histoire d’appâter le touriste et je suis venue pour une vieille vengeance inachevée, que je crains ne plus pouvoir accomplir.

« Alors oui je suis actrice mais je ne suis ni Sociétaire ni Pensionnaire ni rien de ces statuts dont on se gargarise dans la Grande Maison car je suis morte huit ans avant sa création. Et pourtant, sans moi, pas de Comédie Française ni de Molière d’ailleurs, ce petit bonhomme à moustache un peu pervers un peu barbon. Morte trop tôt pour recueillir les fruits de ma vie, après avoir travaillé comme une folle aux plus fameuses créations qu’on lui attribue, à cette ordure de Jean-Bat ».

Devant mon air ahuri, elle prit un ton condescendant. « Vous ne comprenez pas, jeune homme ? » L’interjection dédaigneuse au moins me rajeunissait furieusement. « J’ai trois-cent-cinquante ans de plus que vous, s’écria-t-elle alors en écartant les bras d’un geste théâtral, forcément théâtral, je suis Madeleine Béjart ! ». Croyez-moi ou ne me croyez pas, je la crus. Comme un étourdi, je lui demandai pourquoi Molière, pourquoi ordure, pourquoi vengeance. A son regard, je sus que je venais de poser le pied sur une mine et que n’avais plus qu’à attendre l’explosion. Elle vint, postillons à l’appui.

« J’ai dit bizarres, mais ce n’est rien de le dire, vous êtes nuls et désespérants. Je l’ai porté, je l’ai poussé, je l’ai consolé, j’ai écrit ses plus beaux textes et ses plus célèbres répliques, il ne s’intéressait qu’aux scènes de dépit amoureux et de coups de bâtons, même la galère il l’a volée à Bergerac, et soudain un grand soir il m’annonça son mariage avec ma fille, un tendron dont j’ai compris alors qu’il l’avait subornée bien avant. Exactement comme votre Woody Allen que vous admirez tant. Et c’est vrai que ses films sont bons, le salaud. Ne prenez pas cet air étonné, je suis au courant car je suis dans votre temps depuis une belle lurette.

« Ma vengeance ? Elle a failli réussir. J’ai un don, peu vous importe d’où je le tiens, je repère en trois pages les tics et les trucs de tout auteur, de mon temps jusqu’au vôtre, et relire en aveugle Montaigne, Corneille, Marivaux ou Balzac me les fait deviner aussi en trois pages. Ne parlons ni de Hugo ni de Proust, je les trouve en deux phrases. Alors, au fur et à mesure des rééditions, les dix dernières années de ma vie de vivante, j’ai modifié les textes, en y plaçant ici et là les tics et les trucs de Corneille. L’autre animal n’y a vu que du feu. Un jour, pensais-je, on lèvera le lièvre et Molière sera mis au pilon remplacé par l’auteur du Cid. Quelle revanche !

« Il y a quelques années, des journalistes en mal de sensation m’ont presque exaucée ; je n’avais pas si mal travaillé. Ce ne fut pas suffisant, je n’avais pas eu le cœur de caviarder mes tirades et mes sermons, mes portraits et mes saillies, la thèse a été réfutée, trop de monde à reconvertir. Molière, ce pauvre type, est bien accroché dans vos têtes, il aurait fallu beaucoup plus d’arguments : j’ai échoué. Sachez-le pourtant jeune homme, les œuvres finissent par échapper à leur auteur et personne n'a le droit de priver le monde du plaisir de les lire, de les voir, de les entendre. On peut cependant en écarter l’auteur, les attribuer à d’autres ou à personne, n’en déplaise aux juristes et aux patriarches. Il y faut de l’énergie et s’y mettre à plusieurs. J’étais trop seule. Et pourtant, Les Femmes Savantes de Madeleine Béjart, en voilà une belle affiche, non ? Encore une fois morte trop tôt !»

Elle se tut et commanda un campari. « Je ne suis jamais allée en Italie, il y a bien loin en ce pays-là, mais on y fait des breuvages étonnants fort bons qu’il ne faut pas boire n’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui. Il me fait du bien ; je suis très fatiguée. Les femmes d’aujourd’hui ont du pain sur la planche malgré les changements qui ne m’ont pas échappés et qu’il m’aurait été bien agréable de vivre en mon temps. Changements en vous, monsieur, messieurs, changements dans la Société, vos lois, vos pratiques, vos enseignements, et changements chez mes sœurs aussi. Il leur faut trouver les bonnes cibles, les bons motifs, les bons combats. Je ne vois que trop en elles les lenteurs et les maladresses, les extrémismes et les anathèmes qui les font régresser.

« J’ai fait mon temps. Je me suis assise à votre table parce que vous aviez besoin de moi pour écrire, ce n’est pas neuf, Jean-Bat était comme vous, sans moi rien. Je ne vous dirai pas tout ce qui vient de ma plume dans les textes qu’il revendique, savoir qui a écrit importe peu pourvu que l’œuvre existe. Alors écrivez, oubliez Jean-Bat et Mado, oubliez Pézenas et les anges musiciens qu’on a sculptés et posés là peu avant ma naissance. Woody a fait ce que Jean-Bat avait fait avant lui, je ne peux pas ne pas penser qu’ils tous deux commis du Polanski, sans moyen de le prouver.

Ce n’est sans doute qu’un couteau dans l’eau ».

Elle croqua sa rondelle d’orange et elle disparut.

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