GRETA GILDA RITA NINA
Ceci n’est pas une nouvelle mais une commande. Il fallait traiter ce sujet, bien alléchant : « Greta ET la malédiction de la fée verte » , un piège cousu de fil blanc donnant le champ libre à mes délires.
Las ! Quelque cervelle épidermique a gâché la fête. Il paraît que c’est très vilain de s’attaquer à cette jeune militante nommée Greta et venue du froid. Et un tel énoncé est en lui-même une attaque sournoise et malhonnête, alors une dame sans doute très bien intentionnée m’a prié de fermer mon clapet. Oui madame, les bonnes intentions, et tout ce qui sert de pavage. Non madame, je ne fermerai pas mon clapet et derrière votre statut respectable vous cachez une paranoïa irrecevable. Être à ce point incapable de comprendre un énoncé fait douter des diplômes dont vous vous targuez. Je l’aime bien, moi, cette Greta dont il ne faut pas parler et son combat acharné, je la plains d’avoir des amies de votre acabit. « Mon Dieu, disait la prière de je ne sais plus qui, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge ».
Des ennemis elle n’en manque pas qui sont aussi vindicatifs que piteux avec leurs accusations d’handicapée manipulée : faute de pouvoir s’attaquer au message, on s’en prend à la messagère, c’est une pratique connue de longue date sous toutes les latitudes, et sous toutes les longitudes aussi. Vaine tactique : le message reste intact et ne perd rien de sa pertinence.
A force de tout interdire sous prétexte de complot, on détruit la cause planétaire et on laisse prospérer les ennemis de notre cadre de vie. Tout cela est d’autant plus ridicule que ce ne fut jamais mon intention d’écrire au sujet de la petite suédoise, au point que j’aurais presque envie maintenant de faire ce qui n’a jamais été mon intention ; madame, votre insurrection était sans objet. Ravalez donc votre bile, le mot Greta dans un titre n’est pas un gros mot.
C’est l’histoire d’une autre Greta que j’aurais aimé inventer. L’histoire de cette Greta-là, sortie de mon imagination ou de quelque grimoire secret, je l’avais sur le bout de la langue, je l’avais au coin de mon clavier ; je l’aurais appelée « Histoire de Greta Bogart », oui, Bogart, puisque Garbo est déjà pris. Oublions les importunes et commençons.
Fille de la Reine et du Roi du pays du Grand Ecran, Lauren et Humphrey, je l’aurais fait naître au pied de la colline du Bois Sacré des Anges. Alors le Roi et la Reine auraient convoqué le ban et l’arrière ban de toutes les fées de la contrée, dans la grande salle du château, en présence de la foule des grands jours façon Oscar. Les voici toutes qui se penchent sur le berceau et y déposent un joli sort.
« Tu seras belle » (c’est banal), « tu auras les jambes de Cyd Charisse » (c’est déjà mieux), « tu auras la voix de Jessye Norman » (réincarnation oblige), « tu vivras cent-quatre-vingt-trois ans » (en bonne santé, c’est important la santé), « tu aimeras et seras aimée » (et par bonheur ce sera la même personne, aimée et aimante, homme ou femme), et ainsi de suite. Difficile de disposer d’un meilleur bagage pour la vie. Les fées envolées pour de nouvelles aventures, le Roi et la Reine se retirent du côté de Key Largo pour un grand sommeil et le brouhaha reprend dans la salle.
L’énoncé le dit clairement, ce n’est pas Greta qui provoque le malheur, c’est le malheur qui s’abat sur elle. La porte du fond s’ouvre sur une créature de rêve, moulée dans un lamé aux reflets verdoyants, les mains gantées de même couleur jusqu’au dessus des coudes, perchée sur des stilettos d’au moins douze centimètres mais je n’ai pas mesuré. Un murmure parcourt la salle tandis qu’elle s’avance, sévère et voluptueuse, précédée d’un interminable fume-cigarette : « Ninotchka, la fée verte ! » entend-on ça et là. Son regard vert attentif et menaçant ne quitte pas le berceau, elle en laisse tomber sa cendre dans le champagne d’un convive du premier rang. « Put the blame on me », susurre-t-elle. Il y a toujours plusieurs femmes dans une seule fée, plusieurs rôles dans un seul conte, et les étoiles se bousculent pour être dans la lumière.
Père et mère absents, personne ne s’interpose. Il aurait fallu siffler pour qu’ils viennent, juste siffler. L’enfant réveillée la regarde de son petit air décidé et insolent, la fée verte se penche et son souffle enveloppe Greta, léger, mystérieux, pénétrant. Elle se redresse, toise l’assemblée pétrifiée et s’éloigne en chaloupant sa chanson, « put the blame on me ». La porte du fond claque sur un silence de mort qui ne peut étouffer, répercuté sur les murs, les poutres, les piliers, ce qui fut dit à l’oreille de l’innocente. Alors peu à peu on comprend et les cheveux se dressent sur les têtes.
Je dois le finir, ce conte qu’on m’interdit d’écrire. Le temps passe, fait-il autre chose que passer, le temps, et personne n’ose raconter l’incident au Roi et à la Reine, alors on l’oublie. La petite grandit. Toutes les prédictions s’avèrent, sauf évidemment la longévité on ne sera plus là pour vérifier. Encore une affaire de temps.
Comme toutes les ados, Greta décide un jour d’aller voir ailleurs qui elle est. Les parents, après une résistance aussi nécessaire qu’inutile assortie de dernières recommandations aussi inutiles que nécessaires, la regardent la mort dans l’âme partir légère pour le pays du Petit Ecran.
C’est là-bas que tout va se gâter à cause d’un phénomène étonnant. Il y avait bien eu quelques alertes au Grand Ecran, mais trop rares pour vraiment attirer l’attention et faire le rapprochement avec Greta. Il se trouve que la population du Petit Ecran est très différente et que le phénomène s’y multiplie, de sorte que très vite tout le monde remarque qu’il est lié à la présence de la jeune fille : sitôt qu’elle apparaît quelque part, en plein air ou en intérieur, en réunion, au spectacle ou à quelque tribune, on voit autour d’elle des gens, en nombre variable, jeunes ou vieux, instruits ou incultes, devenir fluorescents plus ou moins intensément, qu’ils soient d’ailleurs ses amis, ses ennemis, ou des passants de hasard. Il suffit parfois que l’on parle d’elle, en bien ou en mal, et voici qu’ils sont trois ou quatre à luire autour de la table. Cela devient même un jeu pour les soirées d’hiver.
On s’interroge, on conjecture, on échafaude, on raisonne, on ratiocine, on polémique, mais sans résultat. Stoïque, Greta traverse ces tempêtes, et nul ne sait si elle en souffre, en jouit, ou si elle ne remarque rien. Le chahut s’amplifie et, à force, finit par atteindre la colline du Bois Sacré, malgré les murs de verre qui séparent Grand et Petit Ecran. Et là-haut vivent quelques uns de ceux qui étaient présents au baptême de Greta, et parmi eux il en reste qui ont encore un peu de mémoire. Et au moins l’un d’eux s’est alors souvenu des mots exhalés dans le souffle de la fée verte, les mots de la malédiction.
« Tu sera la révélatrice des imbéciles ».
Voilà, c’est toute l’histoire, celle que j’aurais pu raconter. Mais comme la même malédiction s’est abattue aussi sur cette Greta dont il ne faut pas parler, alors je ne dirai rien.
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