vendredi 21 juillet 2023

La Maison apprivoisée

 


 

Tu as pris rendez-vous. Tu le sais d’expérience, il vaut mieux avoir pris rendez-vous quand on arrive tard même chez un ami, à cette heure où les chiens sont loups et où les chats grisonnent. A l’heure dite, le reste de lumière tombante te permet de voir un papier accroché à la grille : « appelle-moi sur mon portable en arrivant, je te dirai quoi ». L’accueil est inattendu et ce n’est pas la bâtisse obscure au bout de l’allée qui peut t’éclairer. Accroupi dans le gravier, tu cherches au fond de ta valise le téléphone que tu avais décidé d’oublier pendant les trente prochains jours, et les trente prochaines nuits aussi d’ailleurs, encore heureux qu’il ne pleuve pas.

Malgré ta contrariété, tu n’en veux pas à ton ami, un ennui imprévu, sans doute grave, pour qu’il ait dû partir précipitamment sans t’attendre, ce n’est pas son genre. Il a voulu te prévenir et il doit y avoir une bonne dizaine de messages impatients, irrités, pressants, sur le téléphone introuvable, mauvaise idée de l’avoir éteint et enfoui avant le départ. Le voici, entre une chemise et un bermuda. Encore un peu de batterie, mais pas de message ni de réponse à ton appel. Voilà, le mystère s’épaissit, il n’y a personne à l’autre bout ni de l’allée ni des ondes, et aucun message à se mettre sous l’oreille. Juste ce bout de papier énigmatique et sommaire, fixé à l’adhésif, un miracle qu’il ne soit pas tombé dans les herbes folles. Et la maison qui s’assombrit encore avec le ciel, tes crépuscules sont toujours trop rapides. Il te reste le dernier recours, après le bip du répondeur ami, lui déposer un message agacé, catégorie « t’es où », sous-catégorie « on fait quoi ».

Tu n'as pas eu trop à attendre. Seul le portillon s’ouvrait, tu as dû laisser la voiture à l’entrée. Le temps interminable de remonter l’allée en tirant ta valise aux roulettes inutiles sur le gravier, et voici l’ami qui te rappelle. Excuse habituelle tellement usée qu’elle en devient crédible, « J’avais ton fixe mais pas ton portable, un transfert raté de fichier. Impossible de te joindre ». Des explications qui n’en sont pas et qui ne répondent pas à tes questions. Il ajoute : « Je voulais être sûr que ce soit bien toi qui m’appelles ». Voilà qui se précise. « Avec ce qu’on entend à la télé, je ne tenais pas à laisser entrer n’importe qui ». L’ami est prudent, au-delà du permis. Et il s’explique.

Une sombre urgence – c’est la moindre des choses pour un crépuscule – de famille et de maladie le retient à l’autre bout du canton dans un hôpital délabré. « Alors il va falloir que tu te débrouilles en attendant mon retour, je ne sais quand mais ce pourrait être long, tu le sais comme moi il n’y a rien de plus long que les urgences hospitalières ». Il se lance dans des explications laborieuses pour t’indiquer où trouver les clés – enfouies dans une botte de foin au coin de la rue, il y a toujours des bottes de foin au coin des rues – puis où trouver les interrupteurs puis la cuisine la chambre d’amis le repas dans un film plastique, toutes sortes de détails indispensables que tu oublies au fur et à mesure …

Epuisé par la route, tu te serais bien passé de te mettre à jouer au jeu de piste nocturne. L’ami ne t’avais pas dit qu’il y aurait des animations pour occuper la soirée ; il y eut la recherche de la botte de foin, puis la fouille dans la botte, puis ouvrir la grille, rentrer la voiture, fermer la grille. La maison te regarde fouiller dans une serrure rebelle, tout hérissé de paille du coin de la rue, tu avais dû gratter longtemps pour trouver le trousseau, et tenter les dix-huit premières clés avant de trouver la bonne ; elle daigne enfin entre-ouvrir la porte de derrière, côté souillarde, là où tu ne vois vraiment plus rien, puisque les autres portes sont restées hostiles. On ne le sait pas, on ne veut pas le dire, c’est un secret pourtant mal gardé, mais une maison fait ce qu’elle veut des inconnus qui s’approchent.

Elle te fait encore trébucher sur une marche et enfin tu trouves un bouton d’éclairage. Même bâtie en moellons de dur calcaire, elle a fini par se laisser fléchir, et te voici dans un petit vestibule, l’entrée des artistes en quelque sorte, un débarras qui donne accès au corps principal, où trainent une maie avec un bouquet de fleurs séchées ou fanées, un vieux buffet poussiéreux, quelques gravures de guingois sur les murs, une poterie précieuse, diverses ferronneries. Les murs sont rêches et laissent sur les manches une fine poussière âcre de plâtre humide et vieux, tu éternues dans la moisissure ambiante.

Tu tire tant bien que mal ta valise jusqu’à la porte de séparation et tu entres enfin dans la cuisine. Enfin la civilisation ! Tu es saisi par le contraste en mettant la lumière. Eclairage blanc soutenu, carrelage brillant tout aussi blanc du sol au plafond, acier inoxydable à tous les râteliers, ce n’est plus une cuisine mais un bloc opératoire, un laboratoire atomique, un atelier informatique. Impossible de repérer le frigo parmi tous ces appareils fonctionnels sans fonction, lisses et muets, où les chiffres sur les écrans donnent l’heure, la météo, le temps d’attente et l’âge du capitaine, et où toutes les portes sont protégées par des codes. Les voies du seigneur sont dit-on impénétrables, la voie vers le dîner l’est ici bien davantage. Et il a beau faire chaud à en croire les capteurs, tu sens bien que quelque chose de glacial t’entoure, toi qui espérais chaleur et sourire.

L’ami t’avait  dit, au téléphone, mais tu ne se souviens plus très bien, une histoire de tiroir réfrigéré dans le séjour je crois. Victoire, tu as trouvé le tiroir ; il t’a fallu gagner la salle à manger, ce n’est pas plus mal, la lumière crue de la cuisine t’incommode il doit y avoir des caméra partout, la maison ne te quitte pas des yeux, c’est sûr. Tu as monté trois marches pour y accéder, à cette salle à manger, salle des fêtes tant elle est vaste. Trois marches à monter entre cuisine et salle à manger, voilà une riche idée pour faciliter le quotidien, aller et venir avec plats chauds, piles d’assiettes, éventails de verres. La faute au terrain en pente et à ces vieux corps de ferme où la cuisine n’était pas cette cuisine ni le séjour le séjour. La maison a certainement une histoire à raconter, une histoire à dormir debout et gare à qui vient sans savoir ni écouter. Mais l’heure n’est pas aux réflexions d’architecte.

Lumière douce et tiroir bien garni, tu vas enfin pouvoir souper et faire la paix avec les vieilles pierres. Faute d’un armistice raisonnable et d’un modus vivendi, pas de bonne nuit possible. Alors tu le décides, puisqu’après tout la maison t’a autorisé à t’asseoir et à te restaurer, c’est bien avec elle que tu vas parlementer et négocier l’accès à la chambre d’ami.

Promis, je n’en sortirai pas avant demain matin.


 

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