mercredi 12 juillet 2023

La ronde de nuit (le carnaval des animaux)

 (le carnaval des animaux)

C’est la deuxième fois qu’on me fait le coup. Deuxième, ou seconde ? Jamais deux sans trois, alors j’ai bien peur que ce soit la deuxième et que je doive m’attendre à une troisième. Je vais m’en tenir à seconde, histoire de ne pas insulter l’avenir. C’est donc la seconde fois qu’on me fait le coup. On me l’a pourtant souvent répété, méfie-toi des portes qui s’ouvrent trop facilement devant toi, elles pourraient bien se refermer dans ton dos trois secondes plus tard ou quelques heures, pour peu que tu aies trouvé un fauteuil à ton goût pour dormir.

En ouvrant l’œil j’ai tout de suite senti quelque chose d’anormal. Je me comprends avec ce mot, anormal, mais je ne suis pas sûr d’être compris. Qu’y-a-t’il de normal et d’anormal pour un animal, un animal a-t-il une norme pour se reconnaître et reconnaître son monde ? Le mot chat est très suffisant, je m’en contente bien, moi. On n’a jamais vu de norme s’appliquer à un chat, il faut être petit sapiens pour se l’imaginer ; oui, je les nomme petits sapiens, et encore parce que je les aime bien en général, j’aurais pu inventer monsters, néandertal, singe, suprémaciste, ou pourquoi pas encore, soyons fous, humains.

J’ai sauté du fauteuil et je suis allé à la porte vitrée. Elle n’a pas bougé quand je l’ai poussée, ils avaient dû passer le déclic de la coulisse, un secret de chevillette et de bobinette, inaccessible à un chat banal comme moi. Alors je me suis assis et j’ai regardé l’intérieur sans bouger. Il n’y a jamais besoin d’attendre longtemps, quelqu’un arrive, la dame ou le monsieur, j’entends « tiens, le minou », et la porte de la véranda s’ouvre. Minou ! Pourquoi pas Drouet ?

Je suis bon chasseur. Je peux rester immobile des heures quand je sais que ma récompense sera un mulot des villes passant à ma portée, mais je suis beaucoup moins patient quand une porte doit être ouverte ou fermée. Il n’y a aucun bruit dans la maison et je me demande s’ils ne sont pas bel et bien partis. Les temps qui courent sont étranges, et ce genre de chose arrive que les gens sont là et soudain ils ne sont plus là. Il règne dans les jardins du quartier comme une drôle de gueule d’atmosphère, une sorte de période de vacances sans vacances ; il flotte un nuage d’inquiétude. Ce ne sont plus les mêmes odeurs, ni les mêmes cris d’oiseaux, jusqu’aux voitures qui ne font plus les mêmes bruits. Mes repères s’envolent, assez pour me rendre nerveux et impatient. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais je sais les mots qu’ils emploient. Un mot revient souvent dans leurs paroles que je n’avais jamais entendu : confinement.

Alors ici aussi, ils seraient pris de la même folie ? Tout allait bien à première vue mais cette porte fermée commence maintenant à me taper sur le système, pour parler comme petit sapiens. Il faut trouver un dérivatif. L’endroit est assez grand, je le connais bien, mais je peux en refaire le tour, à la centième fois je trouve encore du nouveau, il y a peut-être une bonne surprise quelque part, je les entendrai bien s’ils reviennent. Je vais commencer par les chaises autour de la table, recaler le classement de mes préférences : celle où je dors le plus souvent, avec un trou dans le cannage par où pend ma patte avant droite ce qui m’évite d’y avoir des fourmis au réveil, et d’où je peux observer le monde sous la tombée de nappe sans être vu. Le monde va et vient et je n’en perds pas une miette, le moment venu je ferai mon rapport au dieu des chats.

Puis je fais le tour en alternant paillage, coussins, cannage, les six chaises réglementaires puisqu’on ne peut en mettre davantage autour des tables bien qu’il y ait de la place pour huit, ordre du gouvernement. Les petits sapiens ont de curieuses façons de s’inventer des obligations, ils devraient être capables de trouver leurs règles eux-mêmes. Ce ne devrait pas être mon affaire tant qu’ils m’ouvrent leurs portes et oublient de les refermer, et pourtant je préférais de loin quand il y en avait huit, cette limite de six choque mon goût géométrique.

Je ne l’ai pas encore avoué, je suis comme beaucoup de chats, géométrique. Je ne m’arrête jamais au milieu de rien comme un chien de petit bonheur, mes trajets et mes haltes sont toujours soigneusement algorithmés, nombre d’or, règle des deux tiers, déséquilibre savant, et retombée sur pattes. Et l’on me voit planté exactement au milieu de l’allée seulement quand je veux introduire un peu d’ordre dans le fouillis.

Après en avoir fini avec les chaises, je me suis occupé des fauteuils de l’autre côté de la véranda. Un petit somme sur chacun, le temps passe. La nuit est tombée, tout est éteint. Je me sens toujours nerveux, un peu plus que tout à l’heure. Nettement plus que tout à l’heure, n’ayons pas peur des mots. J’ai d’ailleurs renversé une plante ce qui ne m’arrive jamais. Presque jamais. Rarement. Quelquefois. Bon, Geste inconscient supposé déclencher une alarme dans le cerveau de petit sapiens qui va accourir, mais non, rien. Ils sont débranchés, la faute à l’air du temps bizarre. Je vais aller faire un tour dans le sous-sol, c’est un bon délassement il y a de vagues relents animaux de quand je n’y étais pas, ils me changent les idées. Pourquoi pas une petite souris pour jouer à Tom et Jerry ? Je suis un animal mais je ne suis pas bête, il n’y a pas de sortie vers l’extérieur dans le sous-sol, aucune porte n’est ouverte en bas, et je suis bien le seul à pouvoir prendre le petit passage d’aération qui le relie à la véranda.

Il y a de quoi faire au sous-sol. Je parlais de fouillis, je me demande comment le monsieur peut y passer tant de temps sans s’inquiéter de la marée montante de papiers, cartons, objets, fils, chiffons, produits, qui inexorablement entourent surmontent submergent son bureau ses passages son fauteuil ses murs ses escabeaux, dommage que je sois chat je n’ai pas assez de vocabulaire.

Impossible d’atteindre le centre géométrique de la pièce ni d’aucune des pièces du sous-sol, j’aurais pourtant bien aimé m’y poster pour faire l’ordre. Alors je rampe, je renifle, je tâte, je saute, et ça geint, ça coulisse, ça s’effondre, ça froisse, des araignées détallent, la poussière vole, un verre se brise.

Je n’ai pu me calmer. Quand la géométrie bafouille, je déraille. J’ai commencé à me battre avec un carton d’archives puis contre un chiffon imbibé de white-spirit, un pot à crayons est venu à la rescousse avec une bonne quinzaine de bâtons rigolos, sans parler des bâtons de colle, de l’agrafeuse électrique et du magasin de récupération de la trouilloteuse.

Le combat a duré toute la nuit. Je n’ai pas vu le temps passer, finalement. Quand la lumière du jour a filtré de la véranda, j’ai vu que j’étais victorieux. Il n’y avait plus que de la charpie sur le sol et rien sur les meubles. « L’œuvre de ma vie » disait parfois monsieur petit sapiens en s’asseyant à son bureau. Je suis tranquillement remonté devant la porte vitrée, bien décidé cette fois à attendre le temps qu’il faudra et à filer dès qu’on m’ouvrira.

Je pense que c’est mon intérêt.



 

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