mercredi 5 juillet 2023

L'enfance des Zéros

 

J’aurais bien aimé raconter l’histoire de mon petit protégé mais je n’avais pas encore lu Buzzati racontant le petit Adolf. On aurait pensé que je laissais la copie conforme envahir mon aridité, puisque je ne peux rien faire contre l’antériorité créatrice : mon petit protégé à moi se nommait Benito. Tout le monde en a entendu parler ; on en dit plutôt du mal et à juste titre, mais il y a encore des irréductibles à lui trouver du mérite. Je me passerais bien de ces irréductibles mais je crains que je n’échapperai pas à leur résistible ascension. Autant avouer tout de suite que Benito n’est pas mon meilleur titre de gloire et il a fallu réinventer, trouver quelqu’un d’autre qui échappe au sort commun. Premier pas dans cette aventure, ou plutôt premier geste, poser le doigt sur la plume ou le curseur de souris pour attraper un personnage digne de mon passé.

Cherchons un peu. Je l’aurais croisé alors qu’il jouait dans quelque bac à sable, ou dans un club junior de sport collectif et son côté timide, renfermé, tristounet, m’aurait ému au point d’en faire à son tour un protégé comme je l’avais fait avec le petit Benito. Ils sont nombreux ceux qui sortent de leur tombe pour me rappeler à leur bon souvenir, les voilà qui dansent la macabre autour de moi. Alors j’avoue tout et tout de suite : je suis depuis toujours le spécialiste des protégés qui tournent mal. Je dis bien depuis toujours. Par exemple, il y a quarante mille ans, je me suis occupé du fils du grand chef Arturo Néandertal dont la gloire éclipsait le soleil. J’ai fait preuve de toute la compétence requise et le petit du chef s’est emparé du pouvoir pour déchaîner une guerre éclair contre les immondes Sapiens qui saccageaient la nature, et plus personne n’a entendu parler de Néandertal. Mon éducation protectrice en période d’essai fut donc un coup de maître, je n’allais pas m’arrêter en si mauvais chemin.

Pourtant je fais toujours tout comme il faut. La malédiction veut que je sois immortel et que je ne sache faire que ce travail : m’occuper de l’enfance des chefs. Le seul marché auquel je tenais vraiment et qui m’a échappé est Alexandre le Grand, pris en charge par Aristote, même pas immortel. Tous les autres furent le fruit de rencontres hasardeuses, de coïncidences mythologiques, de carrefours imprévus. Le petit Œdipe, le nourrisson Pâris, le jeune Zeus, pour ne penser qu’aux grecs. Il y a des égyptiens dans ma besace, des demi-dieux wagnériens, des serpents mexicains et des dragons chinois, je ne les citerai pas tous.

Que personne ne crie à l’incompétence ! J’ai du métier : je suis patient, je suis à l’écoute comme on dit aujourd’hui, j’ai réponse à tout c’est bien la moindre des choses vu mon âge, et je tisse avec ces jeunes pousses des liens de confiance et d’admiration réciproques. Puis, entre douze et dix-huit ans selon les circonstances, apparaît comme un virage de cuti, une implosion intérieure, et ma créature s’échappe et m'échappe. Serait-ce l’habituelle libération adolescente poussant vers l’adulte, telle que l’a mille fois validé tout ce que le monde psy compte de bavards inconséquents, pour le meilleur et pour le pire selon la formule consacrée ?

Pas du tout.

Le pire est seul en lice. Je vais citer quelques noms pour donner une idée de ce que je ne parviens pas à formuler franchement : Alcibiade le jeune fou de la destruction d’Athènes, c’est moi ; Denys l’Ancien et son oreille Syracusaine, c’est moi ; Néron, faut-il un dessin, c’est moi ; Attila, Tamerlan, le Prince Noir, Ravaillac oui il n’a jamais été chef mais un seul acte suffit parfois, irrémédiable, c’est moi c’est moi c’est moi et j’en passe, et pour finir le petit Benito dont je ne parlerai pas ici. Et je ne parlerai pas non plus de ceux qui se sont déjà mis à la tâche aujourd’hui, après Benito, car je sens qu’on ne va pas avoir trop envie de rire d’un bout à l’autre de la planète les temps qui viennent. Merci qui ? Merci moi.

Alors je vais être obligé d’être clair : que personne ne compte sur moi pour évoquer ces bambins rieurs aux longs cils, leurs yeux noirs si charmants, leurs intelligences naissantes si vivaces, parce qu’une seule chose me taraude désormais en attendant que cesse mon immortalité. Comment ai-je pu ne pas les noyer quand il était encore temps ?



 

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