dimanche 21 mars 2021

UN INVENTAIRE DES POSSIBLES

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Le radiateur fuit. S’il fuit au robinet thermostatique, il faut démonter le robinet, changer les joints. S’il fuit à la sortie, côté eau refroidie, il faut resserrer l’écrou mais si le joint est froissé il faut démonter le raccord pour changer le joint à condition d’en avoir un de rechange au bon diamètre, opération inutile si c’est bien le robinet thermostatique qui fuit, sans compter que le démontage de ce raccord impose de vidanger toute l’installation. Il faut donc bien réfléchir aux différents joints nécessaires éventuels, le joint amont, le joint aval, et peut-être même le clapet interne ou la tête de robinet, va savoir. C’est incroyable le nombre de joints différents que cache un banal radiateur de chauffage central.

Et pendant ce temps l’eau tombe goutte à goutte sur le parquet qui gondole on se croirait à Venise un jour d’acqua alta, sans que tu puisses arrêter le chauffage parce qu’on est en plein hiver. Et tu ne vois pas le cheminement de l’eau, tu vois bien où elle tombe mais d’où elle part c’est une autre paire de manches, cette eau qui tombe à égale distance des deux extrémités du radiateur, robinet à droite et sortie à gauche, c’est sûr et certain tu vas devoir couper la chaudière tout vidanger tout démonter non pas toi tu n’y connais rien mais le plombier avec lequel tu vas devoir prendre rendez-vous. Comme bien entendu on est vendredi soir, vendredi noir, ton plombier est déjà parti en week-end prolongé et tu ne vas quand même pas appeler les dépanneurs trouvés dans ta boîte aux lettres ce serait moins cher de passer le week-end à l’hôtel Crillon.

Il ne faut pas écarter l’hypothèse qu’il n’y a de fuite ni au robinet ni au raccord de sortie, bonne nouvelle sans doute, mais au beau milieu du radiateur où une fissure aurait pu traverser l’acier un peu fatigué par quarante années d’eaux chaudes et froides alternées, très mauvaise nouvelle effaçant la bonne, tout vidanger reprendre l’eau boueuse sur les tapis et les tapisseries, vivre dans le froid à durée indéterminée. Perspectives effrayantes que le plombier ne peut adoucir car absent pour le week-end et toi qui n’y connais rien tu ne peux qu’envisager le pire et tourner dans ta tête tous les scénarios de l’enfer où l’étendue des dégâts prend de l’ampleur. Tu penses que ce n’est encore rien à côté de ce qui se prépare, l’eau noirâtre le chalumeau ronflant le va-et-vient des ouvriers au milieu de la porcelaine.

De retour de Deauville le lundi matin le plombier aura beaucoup trop de travail en retard pour s’occuper de ton radiateur. S’ouvre alors l’obligation de renouveler toutes les trois heures la petite cuvette glissée sous la goutte et remonter la pression dans le circuit mais pas trop sinon la fissure va s’élargir même après avoir fermé le robinet, si encore il y avait un autre robinet à la sortie mais non, l’économie faite il y a quarante ans se révèle aujourd’hui bien coûteuse, tu aurais presque pu démonter le radiateur toi-même s’il y avait eu ces deux robinets. Ce qui n’aurait servi à rien si la fuite est à l’entrée, côté thermostatique, ou au raccord de sortie là-même où fait défaut le robinet que tu n’as pas fait poser il y a quarante ans, trois cents nouveaux francs c’était beaucoup trop cher et bien inutile si c’est là que se trouve la fuite parce que robinet ou pas il faut tout vidanger pour changer le raccord. Impossible de savoir, l’eau se faufile, court derrière sans un bruit, et tombe au milieu, entre la base du radiateur et le parquet, une hauteur de cinquante-deux millimètres où tu ne peux même pas glisser une cuvette digne de ce nom, juste un plat à gratin qu’il faudra changer toutes les trois heures pendant au moins les trois jours qui viennent. Alors que vas-tu faire la nuit ?

Eponger, dit-il.

Tu sais bien que la première nuit sera facile. Du vendredi au samedi, la nuit est toujours facile, il y a des séries à la télé et tu peux vider la cuvette tous les deux épisodes. A quatre heures du matin tu commenceras ta grasse matinée par tranches de trois heures, sept, dix, treize. Les choses se compliquent car tu ne pourras pas préparer ton gratin d’endives prévu de longue date et annoncé à toute la famille qui débarque et tu dois leur dire qu’ils ont le choix entre le froid avec gratin ou la purée dans la tiédeur. Ils choisiront la tiédeur à ton grand soulagement car ils aiment aussi la purée, tu les soupçonnes même de préférer la purée à ton gratin d’endives pourtant réputé, mais surtout ils te sauvent de l’embarras de devoir récupérer ton plat à gratin de dessous la fuite que le froid n’aura pas interrompue. Le plombier est trop loin pour t’aider qu’il soit au ski ou à Deauville n’y changera rien, ce choix là le concerne lui le plombier mais n’a rien à voir avec toi, sinon que peut-être Deauville est un peu moins loin que le ski et que tu préfèrerais qu’il y soit, à Deauville plutôt qu’au ski.

Les plats à purée ont des bords beaucoup plus hauts que cinquante-deux millimètres de sorte qu’ils restent disponibles pour le repas, et tu le regrettes car leur contenance t’aurait permis de regarder trois épisodes d’affilée au lieu de deux, et surtout d’envisager sans crainte les deux nuits à venir, du samedi au dimanche et du dimanche au lundi, pendant lesquelles tu sais que tu ne pourras pas dormir d’une traite comme d’ordinaire.

Eponger encore, éponger toujours. Pourquoi donc est-ce que je pense à Jéricho, à cet instant précis une fois de plus ?

A la septième fois, les murailles tombèrent.


 

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